37 / UNE DISCUSSION : PAUL ARDENNE

Discussion sur l’art politique chez Paul Ardenne
21 décembre 2017

 

 

Donc Paul on est chez toi, c’est donc là que tu écris tes ouvrages tes articles ?

 

Oui, ici, un peu à l’écart de tout d’ailleurs, c’est un lieu qui est loin de tout, loin des grandes villes, qui me permet de prendre un peu de repos et la seule proximité qu’il y a ici c’est une ville très pauvre, ce qui est important pour moi, une des villes les plus pauvres de France, tout près et c’est vraiment la réalité, j’aime bien me baigner dans cette réalité.

 

Donc oui j’ai écrit beaucoup d’ouvrages et notamment sur l’art politique. J’aimerai dire pourquoi ça m’a intéressé, ça vient juste de mon milieu d’origine qui est un milieu rural assez excentré, plutôt défavorisé. C’est un milieu dans lequel tout le monde à une conscience de classe qui fait qu’on est privé un peu de tout, nous ne sommes pas des héritiers, on a peu d’argent, on a peu de moyens, peu de possibilités d’agir sur le monde, même si on a les mêmes désirs d’action que tout un chacun.

 

Donc quand je me suis intéressé à l’histoire de l’art, dont le sujet de préoccupation, l’art politique m’a passionné je dois dire, j’ai beaucoup travaillé sur cette question, beaucoup écrit aussi, plusieurs ouvrages. Parce que c’est un sujet complexe, qui doit être abordé différemment selon qu’on parle de l’âge classique ou même de l’âge antique, c’est à dire les sociétés qu’on disait hétéronomes, où la loi religieuse par exemple venait d’un « au delà ».

 

L’ordre politique n’y est pas forcément contesté, en tout cas pas à priori en comparaison avec la situation bien-sûr de l’âge moderne, la fin de l’âge classique, la civilisation des Lumières, l’irruption dans l’âge démocratique ben-sûr avec le XVIIIème et le XIXème siècle.

 

Là c’est très différent, les sociétés deviennent des sociétés autonomes, où les hommes se donnent leurs propres lois qui plus est dans les structures démocratiques. Chacun en a presque le devoir,  la liberté politique lui propose d’être son propre gouvernement comme disait Courbet.

 

C’est l’âge des Républiques du moi, c’est l’âge de la libre parole, autant faire se peut et donc d’une création en rapport pour les artistes qui ont le désir d’exprimer quelque chose qui renvoie à l’organisation de la vie publique, l’organisation de la société, les choses du gouvernement puisque le sens du terme « politikos » en grec renvoie à tous ce qui composent les choses du gouvernement de la cité, de la vie en commun, de la vie collective.

 

Alors de fait je me suis intéressé, ce qui est plus de mon domaine, au monde contemporain, au monde actuel. Je me suis intéressé à ce qu’était aujourd’hui l’écriture politique du monde par les artistes dans le champs des arts, tous les arts d’ailleurs mais notamment les arts plastiques puisque j’ai eu a travailler plus sur ce champs là que sur d’autres.

 

Je me suis alors posé la question de l’esthétisation de la société, l’esthétisation du politique pour reprendre les termes de Walter Benjamin, étant entendu que toute société a besoin d’un registre symbolique, a besoin de représentations vers lesquelles elle se donne à voir, elle se reconnait ou veut se reconnaître. Elle veut se voir ou préfère se voir ainsi.

 

Alors oui, sujet vaste, sujet complexe, véritable mille feuille, mille plateaux comme Deleuze. Alors pourquoi? Et bien parce que, imaginons une fusée, on a essentiellement trois étages dans cette fusée. La part la plus visible, la part de la culture, des arts plastiques en terme politique on pourrait dire que c’est « l’officialité », qui peut être une officialité moderne, audacieuse. La plupart des États démocratiques mettent en avant comme une très grande force la volonté de protéger leurs acteurs, leurs artistes.

 

Cela donne une sorte d’art « moyen » au sens de la moyenne, très souvent voué à recycler les valeurs dans lesquelles les sociétés démocratiques se reconnaissent. Des valeurs généralement humanistes qui sont réitérées, répétées, rejouées, re-esthétisées dans des oeuvres d’art multiples, lesquelles n’ont d’ailleurs aucune force de subversion quand bien même on prétendrait qu’elles en ont. Elles sont très largement médiatisées par tous les grands médiums conventionnels des sociétés démocratiques. Les quotidiens, les télévisions d’États etc… Ça c’est le premier étage.

 

Et puis on a ce deuxième étage, beaucoup plus intéressant, celui on pourrait dire de la relative insatisfaction vitale, existentielle qui va passer par le fait pour certains artistes de ne pas totalement s’insérer ou même de complètement refuser ces formes d’expressions moyennes que l’on voit partout, qui sont louangées en France dans Télérama, Le Monde, dans Libération…

 

Des oeuvres souvent louangées pour leur grande qualité d’analyse de la société, de capacité à nous remettre en cause, or qui n’analysent rien qu’on ne sache déjà et qui ne remettent rien en cause de ce qui est établit.

 

À côté il y a toute cette création importante de gens qui ne s’y retrouvent pas, qui sont réellement des artistes modernes au sens stricte, c’est à dire des gens pour qui la création est un acte d’affirmation et donc un acte d’affirmation qui va forcément bousculer quelque chose puisque lorsque vous créez une oeuvre vous ajoutez quelque chose au monde et de fait le monde dans lequel vous vivez l’accepte ou pas. Là bien-sûr c’est beaucoup plus difficile.

 

Ces expressions politiques qui vont de l’extrême gauche à l’extrême droite, il n’y a pas de vérité. En art et en politique toutes les croyances sont admises, c’est le principe démocratique, y compris les croyances qui veulent détruire la démocratie elle-même, c’est l’enjeux démocratique. Il faut accepter que des gens puissent développer des idées et vous mettent à bord que vous le vouliez ou non, c’est comme ça le pari démocratique, c’est ce qui fait la grandeur de la démocratie. Une dictature n’a aucune grandeur, c’est un régime politiquement nul, puisque vous n’admettez pas qu’on puisse vous contester.

 

Là c’est beaucoup plus difficile pour ces artistes, c’est infiniment plus complexe de faire valoir ce qu’ils font et parfois de le faire pour des raisons qui sont parfois liées à la production, au coût de la création des oeuvres. Donc ici on voit comment l’art politique va se médié, se médiatisé non plus tant à travers cette énorme masse des appareils idéologiques d’État comme disait Louis Althusser en un temps très lointain, qui me paraît presque préhistorique aujourd’hui mais à travers ce que Hakim Bey, un philosophe partisan du piratage idéologique généralisé au États-Unis, appelle  les zones d’autonomies temporaires, c’est à dire des petits lieux de création, on se met là où on peut dans les interstices, on ne cherche pas de consécration, de toute façon on a renoncé à la consécration, mais on a l’impression que ce que l’on fait est plus productif sur le plan existentielle, sur le plan de l’accomplissement de la vie que ce que l’on célèbre sans arrêt, ce qu’on nous montre, ce régime de la promotion.

 

Enfin il y a le troisième étage de la fusée, qui est apparu après la seconde guerre mondiale dans le cadre du développement des États providentialistes, le « Welfare State », mais aussi cette obligation que les États modernes ont de garantir pour leur population, comme classiquement, la sécurité bien évidemment mais également la santé, l’éducation, la culture, le travail, si on lit la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

 

À partir de là que se passe-t-il ? On voit les États prendre en charge la culture et très souvent dans ces États ces structures qui peuvent aider et peuvent consolider la puissance de ces États. Donc ça crée une sorte d’économie culturelle de plus en plus intégrée, à laquelle on va parfois donner le nom d’industrie culturelle, dont la vocation on le voit assez rapidement est moins d’être critique, informative, même civique, politique ou éthique que d’être divertissante.

 

On rentre dans l’âge du grand divertissement de masse, qui est impulsé par les politiques et qui voit ses politiques publiques progressivement dépossédées au profit des puissances d’argent de la possibilité de produire un art à grande échelle pour tous. Avec bien-sûr des effets de privatisation de la culture qui sont intenses aujourd’hui dans une société où le grand problème de nos démocraties est la question « que reste-t-il de nos libertés ? »

 

On sait que concrètement, il ne nous reste rien, au point que certains contestent la notion même de démocratie au profit de ce qu’on pourrait appeler une post-démocratie. Pourquoi? Et bien parce que aujourd’hui la surveillance est partout, le contrôle est généralisé, le big data enregistre tout, le principe de précaution interdit de faire absolument quoique ce soit.

 

L’art dans son ensemble, les arts plastiques mais également toutes les formes de culture résonnent aujourd’hui de cette triple structuration, qui pour moi constituerait l’image, rapidement brossée de la politique, c’est à dire: Un, une officialité plutôt bienveillante, un peu ronronnante, donc vendue, relayée par des médias complaisants.

 

Deux, une présence intense de créateurs qui trouvent un certain mal à se placer dans cette structure et enfin cet espèce de nouveau système au départ officiel puis progressivement financiarisé par les puissances privées de l’industrie culturelle qui prend aujourd’hui une importance capitale et dont on pourrait dire que la destruction constitue le futur enjeux révolutionnaire des artistes.